De Sotchi, on retiendra les manifestations pour défendre la cause homosexuelle en Russie, mais aussi les gestes des athlètes ukrainiens en soutien aux manifestants à Kiev. Malgré le fondement apolitique des Jeux Olympiques, ce n’est pas la première fois qu’ils se transforment en tribune pour défendre une cause ou une autre, nationaliste ou activiste.
« Mettre le sport au service du développement harmonieux de l’humanité en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine ». Voilà le principe fondamental de l’Olympisme, rappelé cette année encore dans la charte du Comité international olympique (CIO). Un bel idéal, encore extasié lors de cette grandiose cérémonie d’ouverture, le 7 février à Sotchi. Le stade Fisht s’est changé en une bulle de paix universelle, loin des conflits armés et des guerres intestines qui secouent le reste de la planète. Bientôt, les athlètes de toutes nationalités s’affronteront sur la glace ou sur la neige, animés par le seul amour de l’effort. Ils penseront avec émotion à Pierre de Coubertin, fondateur du CIO en 1894, et père de ces JO modernes qu’il rêvait comme les derniers remparts de neutralité face à ce monde pétri d’individualisme et de luttes pour le pouvoir et l’argent.
Sincèrement, vous y a avez cru ? Qui y a jamais cru ? Tous les quatre ans, et sans surprise, les Jeux débarquent avec leur lot de scandales, de manifestations, de violence ou encore de mise en scène instrumentalisée au service de tel ou tel camp. A croire que la politique ne s’est jamais mieux exprimée que dans un stade.
Et quoi de plus normal ? Chaque pays, en Europe notamment, a pu noter que s’affronter à coup de record sportif faisait couler moins de sang que n’importe quel obus ou kalachnikov. Le sport est devenu l’espace légitime d’expression des passions nationalistes. On peut le ressentir à n’importe quelle rencontre sportive. Les cris et les frémissements du public au rythme des actions, le délire qui s’empare parfois des tribunes, sont là pour encourager une équipe, un pays, plutôt qu’un idéal de fraternité.
Avec une telle « caisse de résonance » à disposition, quand on a quelques idées politiques à scander en plus des chants de supporters, on peut être tenté de transformer un stade en agora.
Les JO, en tant que manifestation mondiale, sont tiraillés en permanence entre ces deux volontés paradoxales : tendre la main à l’autre ou exprimer sa volonté de puissance, son combat personnel.
Des jeux retransmis dans plus de 200 pays et territoires – c’est d’ailleurs « un record » pour cette édition, comme se plaît à le faire remarquer le président du CIO – : on trouve difficilement meilleure scène politique.
Des jeux nazionalistes
Adolf Hitler est le premier à l’avoir compris. Ou du moins exacerbé à ce point. En 1931, le Comité Olympique choisit Berlin pour l’organisation des Jeux de 1936. Mauvaise pioche, deux ans plus tard le Parti Nazi est à la tête du pays. La dimension nationaliste de l’événement n’a alors d’égal que la manière dont il foule au pied l’idéal olympique. Imaginez un immense complexe sportif, flambant neuf et fleuri de centaines de drapeaux à croix gammées, dans un Berlin en fête. Là-dedans, 100 000 spectateurs et une manifestation qui commence par un défilé des brigades des Jeunesses hitlériennes et s’achève par la célébration de la victoire de l’Allemagne, avec 89 médailles pour 348 athlètes. Alors, après cette démonstration de force, qui ose encore dire que la race aryenne n’est pas supérieure ?
Les jeux suivants, en 1948, auront eux aussi une dimension nationaliste. Quoi de plus symbolique que de désigner Londres, une des rares à avoir résisté de front aux totalitarismes, pour les accueillir ?
Plus tard on va se servir des JO pour jouer à la guerre froide. « Tu boycottes mes jeux ? Je boycotte les tiens ». C’est en gros le discours qui s’est tenu aux jeux de Moscou en 1980, boycottés par des pays occidentaux, puis à ceux de Los Angeles en 1984, boycottés par les pays communistes. Un baromètre politique très pratique pour mesurer les relations Est-Ouest et la volonté des deux blocs d’asseoir leur suprématie.
Quand a Chine a à son tour assuré le rôle de pays d’accueil, en 2008, elle n’a pas manqué de faire dans la démesure pour se composer une image de première puissance, notamment économique. Environ 26 milliards d’euros ont été dépensés pour organiser et promouvoir les jeux. Sur les 37 sites de compétition, douze ont été entièrement construits pour l’occasion et onze rénovés. Et si ça ne suffisait pas, la Chine a fait débuter la cérémonie d’ouverture le 08/08/08 à 8 h 08, le huit étant un symbole de prospérité dans la culture asiatique.
Une priorité nationale en Russie
Pour cette nouvelle édition d’hiver, la formule n’a pas changé. La Russie s’est emparée des jeux comme d’un moyen magique pour livrer au reste du monde une image d’un pays conquérant. Le président Vladimir Poutine en a fait une priorité nationale et s’est efforcé de maîtriser la communication de l’événement avec la subtilité qu’on lui connaît. Le spectacle a commencé dès la cérémonie d’ouverture, composée de tableaux à la gloire de l’histoire du pays. Sotchi, petite station balnéaire, s’est transformée pour quelques semaines en un complexe sportif de haut niveau. D’ailleurs, si la réussite de la stratégie russe se jouait dans le porte-monnaie, elle gagnerait haut-la-main. Ces jeux ont été les plus coûteux à préparer de l’histoire, avec 36 milliards d’euros de budget.
Qui dit podium auréolé de gloire face à un public conquis dit aussi place de choix pour être attaqué de toutes parts par les jets de tomates. Venir ou ne pas venir aux Jeux olympiques a ainsi souvent été un moyen de condamner les manières du pays hôte. La méthode ne date pas d’hier : dès la première édition, en 1896, la Turquie refuse tout net de participer à cause de sa mésentente avec la Grèce.
Mais il n’y en a pas que pour les délégations officielles et les gestes diplomatiques aux JO. Les Jeux sont aussi une tribune de choix pour les activistes de tout poil. La médaille d’or du geste politique mémorable revient sans aucun doute aux deux coureurs noir-américains, Tommie Smith et John Carlos. Ce sont eux qui, en 1968, au moment de la remise des médailles, ont levé un poing ganté de noir vers le ciel – le signe des black Panthers – pour protester contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis et en Afrique du Sud. Le cliché fait aujourd’hui un bien joli poster, de quoi les consoler d’avoir été exclus à vie des Jeux Olympiques.
La médaille la plus sanglante est, elle, décernée aux terroristes palestiniens de l’organisation « Septembre noir ». En 1972, ils se sont introduits dans le village olympique, à Munich, et ont pris en otage une équipe israélienne. Les pourparlers ont échoué. Les neuf otages y ont laissé la vie.
A Sotchi, ça n’a pas manqué non plus : exclus des grandes décisions internationales, athlètes ou associations ont cherché à faire entendre leur voix en grappillant du temps de caméra disponible. D’abord, en réaction aux propos homophobes de Poutine, de nombreuses initiatives en faveur des homosexuels ont réussi se faire une place dans l’enceinte olympique : des délégations qui portaient des accessoires arc-en-ciel pendant la cérémonie d’ouverture ou encore ce député qui a agité un drapeau aux couleurs du mouvement LGBT. Empêchés de porter un brassard noir, de nombreux athlètes ukrainiens se sont, eux, retirés de la compétition pour manifester leur solidarité envers les manifestants de Kiev.
Trop d’argent en jeu pour un réel boycott
Le temps où les pays boycottaient réellement les Jeux, où les actions politiques étaient d’envergure, semble pourtant révolu. A Pékin, en 2008, de nombreux appels aux boycott ont été lancés pour condamner le non-respect des droits de l’Homme par la Chine, comme sa politique au Tibet et ses décisions au niveau environnemental. Mais aucun n’a abouti.
Qui oserait boycotter une manifestation, et qui plus est un pays, alors que tant d’argent, de contrats économiques, sont en jeux ? Personne, d’après plusieurs experts en relations internationales interrogés.
Le sport est aussi un business, il ne faudrait pas l’oublier. Les retombées en termes de chiffre d’affaires pour les sociétés représentées à Sotchi sont considérables. Déjà à Londres, en 2012, 9,9 milliards de livres soit près de 11,4 milliards d’euros, sont tombés dans l’escarcelle du gouvernement, grâce à de nouveaux contrats commerciaux signés pour l’occasion, d’investissements en provenance de l’étranger et de ventes diverses.
En 2016, ce sera au tour de Rio d’apparaître sur les écrans de millions d’adeptes du sport à travers le monde. Les polémiques à venir se dessinent déjà, entre destruction de l’environnement et expulsion des familles des favelas. Mais qui osera encore boycotter ce spectacle aux enjeux planétaires ?