“On peut trouver des trésors dans notre propre histoire. Elle peut parfois être toute proche de soi, mais il faut être capable de la documenter”, ce qu’a fait avec succès Dorothée Myriam Kellou dans son documentaire “À Mansourah, tu nous as séparés”. Mardi 16 janvier, elle a échangé sur ce sujet avec les étudiants du Master Journalisme et Médias Numériques.
“Je me souviens très bien à l’âge de 14, un copain me confronte et me dit : “Tu dis que tu es algérienne, mais tu ne parles même pas l’arabe !” C’est une prise de conscience de ma différence”. Dorothée Myriam Kellou, journaliste réalisatrice, naît à Nancy d’un père algérien et d’une mère française. Les discussions dans la cour du collège l’interrogent et appellent réponse. “Je trouvais ça bizarre que mon père ne parle ni arabe, ni kabyle”. L’année suivante, elle démarre l’apprentissage de l’arabe qu’elle poursuit à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Apprentissage qu’elle poursuit en s’expatriant en Egypte pour perfectionner sa langue d’adoption.
Alors qu’elle travaille en Cisjordanie au Ministère des Affaires Étrangères, un soir de Noël, son père, devenu réalisateur en France, lui offre un synopsis. Titré “Lettres à mes filles”, il raconte son histoire, de sa naissance à son arrachement violent de sa Kabylie. Un film que le père de Dorothée Myriam Kellou n’a jamais réalisé.
Par chance, elle obtient non longtemps après une bourse pour aller étudier aux États-Unis, à l’université de Georgetown à Washington. À l’occasion de son mémoire d’histoire, elle confie à son professeur d’alors Osama Abi-Mershed son rapport incomplet à son passé familial. “Puisque tu es d’origine algérienne, tu vas creuser du côté de l’oubli”, avance le professeur. Circonspecte, la journaliste répond : « Je ne vois pas de quoi tu parles. Creuse, tu vas trouver” rétorque-t-il confiant. Elle ressort alors la “Lettre à mes filles” et s’y plonge. Dorothée Myriam Kellou y découvre l’histoire méconnue des regroupements opérés par l’armée française face au FLN (Front de libération nationale). Voilà un sujet de recherche.
Du mémoire au travail de mémoire
À partir de 1965, l’armée française vide les petits villages reculés, perchés sur les hauteurs, accusés d’être des soutiens aux “terroristes” d’alors. Leurs habitants sont déplacés et leurs villages sont souvent détruits, laissés pour zones interdites. Parmi ces millions de déplacés se trouvait Malek Kellou, le père de Dorothée Myriam. Arraché à Mansourah, son hameau de naissance, il se retrouve parqué dans un regroupement de fortune, étroitement surveillé par l’armée française.
Ce lieu, il décide d’y retourner 50 ans plus tard, accompagné de sa fille. “C’est un moment historique pour nous à notre échelle. Donc on va prendre une petite caméra” se dit-elle. Pour ce qui n’était à l’origine que son mémoire, elle passe un mois à arpenter ces anciennes zones interdites et à chercher des témoignages. “Au bout d’un moment, je me suis dit que ça ne devait pas juste être un mémoire. J’ai eu l’idée, puisque mon père est réalisateur, de faire un film”.
C’est ainsi qu’en 2019 sort “À Mansourah, tu nous as séparés”. Le fruit d’une dizaine d’années de recherche. Un documentaire sur le vide laissé par ce déracinement forcé que fille et père interrogent intimement. “C’est un film avec un rythme assez lent. Une grande place est accordée au silence parce que je suis parti d’un silence. Je les ai interrogés. Ce qui m’a marqué quand je suis arrivé sur place avec mon père, c’était aussi le silence des lieux.”
“Au départ, j‘étais submergé d’émotions. J’en faisais des cauchemars”
Comment trouver des témoins sans traces ou presque de son passé ? Comment les convaincre de se livrer ? “La difficulté, ça a été de filmer. C’est pour ça que ce film a pris beaucoup de temps.” Dorothée Myriam Kellou a dû construire un lien de confiance avec les intervenants de son documentaire. Et ce, en premier lieu avec son père. “Il ne voulait pas. Un jour, je lui ai montré les images, et il s’est trouvé beau. Il a eu confiance en moi, en mon regard.”
Un regard difficile à porter puisqu’à la frontière entre l’intime et le professionnel. “Quand on travaille sur des affaires sensibles, on est forcément impacté émotionnellement.” Une forme de tension permanente entre une volonté de pénétrer le sujet en profondeur par une implication débordante et un besoin de distance. Mais il ne faut pas se laisser submerger par l’émotion, explique-t-elle. “Il ne faut pas venir avec sa grille de questions, mais plutôt être capable de se décentrer pour entendre l’histoire de l’autre.” Des histoires occultées de la grande histoire, transmises à travers son documentaire.
Martin Bertrand