Peu avant 19h, Bernard Cazeneuve arrive à la Grande Salle du Théâtre municipal de Thionville et découvre les coulisses. Sur le chemin de sa loge sombre, il se tourne vers un bénévole et lui dit : « je crois qu’il y a des jeunes journalistes qui veulent m’interviewer ». Il était l’invité du festival d’idées Politéïa vendredi 17 Mars pour parler de son rapport à la liberté et de son expérience de maire, de ministre et de premier ministre. Webullition a eu l’occasion de le rencontrer.
Un entretien mené par Imrane Baroudi et Manon Delassus.
Dans cette soirée, on a beaucoup parlé de liberté et c’est le but du Festival d’idées Politéïa. En quoi ce concept universel est lié à la politique ?
Bernard Cazneuve : Parce que la politique est ce pourquoi la liberté a été rendue possible et le combat pour les libertés a été aussi souhaité pour ceux qui désirent que la démocratie puisse advenir. C’est par les grands combats politiques que l’on a obtenu la liberté de la presse, la liberté de croire ou de ne pas croire, la laïcité, c’est par les grands combats politiques qu’on a obtenu la liberté de voter, le droit de voter et la liberté d’exprimer son opinion à travers le suffrage. Donc, la politique est le moyen par lequel on affirme son aspiration sans concession à la liberté.
La liberté est aussi liée au concept de démocratie. Aujourd’hui, on dit qu’elle vacille à travers l’exercice politique du gouvernement actuel, dans un contexte particulier de majorité relative, qui est assez inédit. C’est quoi pour vous le renouveau démocratique qui pourrait faire face à cette situation politique inextricable ?
BC : Je disais tout à l’heure, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Sa concentration entre les mains d’un seul homme qui, de surcroît, conceptualise la verticalité, la « Jupiterisation » de la vie politique, est de nature à créer des déséquilibres profonds. On voit que le parlement n’est plus qu’un théâtre d’ombre, ce qui s’est passé lors des débats sur la réforme des retraites en témoigne, s’il en était le besoin. Le gouvernement se dit très heurté par cette hypertrophie du pouvoir présidentiel, les ministres étant réduits au rang de collaborateurs alors que dans l’histoire de la République, ils étaient des responsables politiques nommés au gouvernement en raison de la légitimité qu’ils avaient acquise par le suffrage. Mais aujourd’hui, regardez le nombre de ministres qui ne sont pas élus, ce sont de hauts fonctionnaires.
La justice doit être respectée comme une autorité qui permet justement que le droit passe lorsque c’est nécessaire, et tout ça aujourd’hui est fortement mis à mal. Les corps intermédiaires comme les organisations syndicales sans lesquelles il n’y a pas de démocratie sociale ne sont plus consultés, et s’ils le sont, seulement de façon superficielle. Donc tout cela constitue un ensemble de sujets qui peuvent alimenter la réflexion des citoyens et créer les conditions d’un nouvel équilibre politique, c’est à dire plus de pouvoirs donnés au gouvernement et plus de pouvoirs donnés au parlement, notamment la possibilité de contrôle. Plus de possibilités données aux citoyens d’exercer tout au long des mandats qu’ils autorisent par le suffrage des contre-pouvoirs ou d’exprimer des sollicitations, de rééquilibrer des décisions qui sont parfois trop unilatérales et insuffisamment comptable de l’intérêt général.
On va revenir sur le contexte de majorité relative et justement faire le lien avec ce qui s’est passé hier à l’Assemblée nationale. L’argument principal pour faire passer la réforme des retraites aujourd’hui, c’est qu’on n’aurait pas d’autre choix que cette réforme. Pour vous, quel aurait pu être les alternatives possibles ?
BC : Oh, il y a beaucoup d’alternatives possibles à cette réforme. Si je devais en esquisser quelques-unes, beaucoup plus sur la pénibilité, sur l’allongement de la durée de cotisation sans âge pivot et la possibilité pour ceux qui le souhaitent de partir en retraite plus tard : des professions libérales comme la mienne peuvent partir en retraite plus tard pour payer la retraite de ceux qui travaillent tôt dans les métiers pénibles, c’est aussi une manière de créer de la solidarité. Il y avait d’autres pistes qui pouvaient être exploitées. Alors bien entendu, ça n’aurait pas convaincu la droite parlementaire mais ce n’est pas elle qu’il fallait convaincre, ce sont les organisations syndicales réformistes et les Français.
En tant qu’homme politique, quel est votre regard sur la façon dont cette réforme a été présentée aux Français ces derniers mois ?
BC : Cette réforme est une faute à tous les étages. Ce n’était pas le bon moment. On sortait de la pandémie, de la guerre en Ukraine, l’inflation est la majeur préoccupation des Français, avec toutes les conséquences que cela a pour le pouvoir d’achat. C’est une faute du point de vue de la démocratie sociale, puisqu’on a préféré négocier avec la droite plutôt qu’avec les syndicats réformistes. Et c’est une faute du point de vue de la démocratie parlementaire et politique, puisqu’on voit le résultat et le point où nous en sommes. Donc cette réforme, c’est vraiment sur le plan de la méthode et de la manière dont les choses ont été conduite, une faute à tous les étages.
Un œil dans le rétroviseur. Vous l’avez évoqué pendant votre conférence. C’est quoi le vécu d’un homme politique qui occupe le poste de ministre de l’Intérieur dans les années 2015-2016, au moment où la France fait face à des vagues d’attentats inédites et successives ?
BC : C’est une succession d’épreuves, tous ces attentats ont été une blessure pour nos libertés, pour les Français, pour l’Etat. Ces attentats ont été une tragédie pour les familles, mais également pour le peuple dans son ensemble qui, par altérité, a vécu dans le chagrin ces attentats. Mais cela a été aussi une occasion d’apporter la démonstration pour le pays qu’il parvenait à demeurer debout dans les épreuves. Nous avons tenu et nous avons vaincu le terrorisme. Donc, cette période est aussi une période où la France est allée chercher au plus profond d’elle-même les ressources dont elle avait besoin pour défendre les libertés.
Ce soir, on vous a présenté en disant que vous ne prenez pas beaucoup la parole et que celle-ci est précieuse. Pourtant, vous avez passé récemment des appels pour le nouveau d’une gauche démocratique. Question très claire. C’est quand votre retour sur la scène politique ?
BC : C’est pas parce que vous n’êtes pas tous les jours dans les médias que vous êtes parti. Ce sont les fébriles qui pensent comme ça et ceux qui ont peur qu’on les oublie. Moi je ne suis pas dans cet état d’esprit, je m’exprime quand j’ai quelque chose à dire, quand c’est nécessaire. Je pense qu’il ne faut pas saturer l’espace médiatique de sa présence. La parole politique doit être utile. Pour être utile, elle doit être rare, sinon elle se dévalue.
Et vous estimez que la période nécessite de prendre la parole ?
BC : Je pense que le risque du Rassemblement National est tel que si on ne prend pas la parole maintenant pour faire en sorte qu’il y ait une gauche qui soit susceptible de représenter une alternative qui naisse, il ne se passera rien.
Et justement, par rapport à ça, quels sont les mots et quelles peuvent être les solutions pour empêcher cette montée aujourd’hui du Rassemblement National ? Comment est-ce qu’on peut l’endiguer ?
BC : Il faut une idée très forte de la France et l’exprimer à la manière de ce qu’ont pu faire d’autres responsables politiques par le passé. La situation à la fin de la Quatrième République n’était pas très confortable non plus pour le pays et pourtant il s’est passé quelque chose. Il faut beaucoup de sincérité. Il faut une certaine idée de la France exprimée avec une grande sincérité. C’est assez simple.