Explosion de l’abstention, montée du vote extrême, le paysage politique du Grand Est a nettement évolué lors de cette dernière décennie. Cependant, ce phénomène ne se traduit pas de la même manière sur l’ensemble du territoire. Si en 2017, Marine Le Pen est arrivée en tête des votes de l’élection présidentielle dans tous les départements, ce n’est en revanche pas le cas des cinq grandes villes de la région.
Avec ses 5,5 millions d’habitants, la région Grand Est est le sixième territoire le plus peuplé de France. Née en 2016 suite à la fusion de l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne, sa population se concentre essentiellement dans ses cinq plus grandes villes.
Si certaines d’entre elles, comme Metz (117 000 habitants) et Reims (184 000 habitants), comportent de nombreuses similitudes démographiques et politiques, d’autres comme Nancy (105 000 habitants) et Mulhouse (110 000 habitants) semblent être aux antipodes. Au final, seule la ville de Strasbourg (277 000 habitants) fait figure d’électron libre.
Comment votent ces villes ? Peut-on trouver une logique électorale à l’aide de la démographie ? C’est ce à quoi nous tenterons de répondre en nous appuyant sur des données collectées par l’Insee, ainsi que l’éclairage d’Étienne Criqui, professeur en science politique à l’Université de Lorraine.
Une abstention en augmentation dans chaque ville
C’est un fait. Les électeurs de la région Grand-Est sont de moins en moins nombreux à se rendre aux urnes. Aux élections législatives de 2017, près de trois Mulhousiens sur quatre ne sont pas allés voter. Si en moyenne Mulhouse est la ville la plus abstentionniste, on constate également ce phénomène dans des villes comme Strasbourg ou Nancy, où l’abstention est historiquement plus basse. Entre 2001 et 2014, l’abstention aux élections municipales a explosé dans ces villes avec une augmentation respective de 24,74 % et 21,43 %. Toutefois, il existe quelques contre-exemples, comme à Metz, où elle a reculé de 10,24 %, tout en restant néanmoins assez élevée.
Abstention aux élections municipales dans les cinq villes du Grand Est.
Ces cas restent malgré tout marginaux, car ce phénomène touche tous les types d’élections, y compris l’élection présidentielle où le taux de participation est habituellement le plus élevé. Ainsi, on arrive à certaines situations comme à Mulhouse en 2017, où les députés élus n’ont recueilli en moyenne que 16,51% des voix sur l’ensemble des inscrits, soit moins d’un électeur sur deux.
L’explosion de ce phénomène abstentionniste interroge sur l’état de la démocratie et la légitimité de nos élus. S’il est le résultat de plusieurs phénomènes, les facteurs démographiques et économiques semblent toutefois garder une place prépondérante. “Le niveau de vie conditionne le vote mais il faut avoir une approche beaucoup plus large. Il faut aussi prendre en compte les éléments liés à l’éducation, au diplôme”, explique Étienne Criqui, maître de conférences en science politique à l’Université de Lorraine.
Une abstention de “classe”
Le constat est simple : plus le niveau de vie d’un électeur est élevé, moins il a tendance à s’abstenir. À l’inverse, plus il sera modeste, moins il aura tendance à aller voter.
Si l’on compare le taux de chômage des villes du Grand Est avec celui de l’abstention aux trois dernières élections législatives, on constate que les villes les plus abstentionnistes sont celles avec le plus haut taux de chômage et inversement. Cela est d’autant plus parlant avec les deux extrêmes que constituent Mulhouse et Nancy. Dans la première, le taux de chômage en 2017 était de 10,4 % et celui de l’abstention aux présidentielles de 33,08 %. Dans la deuxième, le taux de chômage était de 8,8 % et l’abstention de 24,68 %. Cependant, le chômage n’est pas la seule donnée à prendre en compte.
Part de diplômés dans la population mulhousienne et nancéienne.
En effet, si l’on continue à comparer ces deux villes, la population nancéienne dispose d’un niveau de diplôme nettement plus élevé que celle de Mulhouse. Près d’un nancéien sur deux est titulaire d’un diplôme d’enseignement supérieur, alors que 40 % des mulhousiens n’en ont aucun. Ainsi, Nancy est plus largement composée de catégories socioprofessionnelles supérieures que Mulhouse. En 2016, les cadres et professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires représentaient près de 30 % des nancéiens, soit près de deux fois plus qu’à Mulhouse. Or, ces deux catégories sociales sont parmi les plus actives, c’est-à-dire celles qui s’abstiennent le moins.
Au contraire, Mulhouse dénombre deux fois plus d’ouvriers qu’à Nancy, une des CSP qui se rend le moins aux urnes. On constate donc que plus le revenu médian d’une ville est élevé – 19 996 € contre 15 477 € annuels – plus l’abstention sera élevée. Ce phénomène n’est pas uniquement vérifiable entre les cinq grandes villes du Grand-Est, il l’est également au sein des différents quartiers qui les composent.
Répartition du statut professionnel de la population à Nancy et Mulhouse.
Des différences de richesse entre les deux villes
La ville de Nancy se caractérise par une forte concentration des populations riches dans le centre-ville. On peut ainsi constater que le revenu médian dans cette zone dépasse toujours les 20 000 €, notamment dans les quartiers de la Pépinière, Preville Patton ou Cours Léopold. Une partie nord de Nancy est aussi marquée par un revenu médian supérieur à 20 000 €. En revanche, la partie est de la ville, avec les quartiers de Corps Sud Austrasie, Place des Vosges Lebrun Nord et Olry Lobau Remenauville possède un revenu médian inférieur à 20 000 €, tout comme au nord de la ville, avec les quartiers du Haut-du-Lièvre où ce revenu atteint à peine 5000 €. “C’est tout à fait normal puisque les classes populaires se situent surtout en périphérie du centre-ville au Haut-du-Lièvre ou à Vandoeuvre”, concède Étienne Criqui.
À Mulhouse, la situation est inversée. Le cœur de la ville ne possède pas un revenu médian très élevé. Les habitants des quartiers de Wolf Wagner, Fridolin et Brian Franklin Sud n’obtiennent qu’un revenu médian d’environ 8000-9000 €. C’est au sud de la ville que l’on retrouve des revenus beaucoup plus importants, avec notamment le quartier de Rebberg Sud Est qui atteint un revenu médian de plus de 40 000 € annuels dans cette zone. Le revenu montre donc une nouvelle différence entre Nancy et Mulhouse puisque la première dispose d’une population assez riche dans son centre-ville, alors que les quartiers riches pour la deuxième, se situent majoritairement au sud et à l’ouest de la ville. Ce qui pourrait donc expliquer qu’à Mulhouse, les quartiers populaires votent moins et que les quartiers aisément riches à Nancy votent bien davantage.
Le choix du vote en fonction de la classe sociale
Mais le niveau de vie n’influe pas uniquement sur l’abstention, il oriente également le choix de la couleur politique. À Nancy, le vote de droite a toujours été omniprésent lors des élections municipales. Depuis 1947, jamais la ville n’a été dirigée par un parti de la gauche. La cause ? Une population résolument bourgeoise et diplômée : « Il y a peu de quartiers populaires à Nancy car les classes supérieures sont surreprésentées. Il y a beaucoup de magistrats et d’universitaires », analyse Étienne Criqui.
Le constat est le même pour les élections présidentielles où, pendant très longtemps, le candidat de la droite a été largement plébiscité dans les urnes, au premier comme au deuxième tour. “Nancy était l’une des rares villes de plus de 100 000 habitants à toujours voter systématiquement pour un parti de droite », complète le maître de conférences en science politique, « lors des présidentielles de 1974, de 1981 et de 1995, elle a toujours voté pour le candidat de ce bord politique.”
À l’inverse, Mulhouse est l’extrême opposé de la ville de Nancy. De 1947 à 2010, la gauche n’a jamais connu la défaite face à la droite pour la tête de la mairie. En revanche, lors du deuxième tour des élections présidentielles, le choix de vote de la population s’est très souvent porté vers le futur vainqueur : Nicolas Sarkozy en 2007 (54,29 %), François Hollande (52,3 %) et Emmanuel Macron (70,58 %), montrant une forme d’indécision électorale.
Un phénomène qui se traduit par la fin des schémas politiques traditionnels et du clivage gauche-droite. Nancy n’y échappe pas, puisque depuis quelques années, le vote des habitants ne s’oriente plus systématiquement pour la droite et les résultats se sont davantage resserrés. Une évolution qui, selon Étienne Criqui, est avant tout liée à un électorat de gauche en pleine mutation : “Au début de son ère, le Parti Socialiste (PS) a eu un électorat populaire et donc fondamentalement le vote de catégories sociales défavorisées. Puis, dans le courant des années 2005-2010, son électorat est devenu un électorat de catégorie supérieure (fonctionnaires, enseignants, professions intermédiaires) avec un niveau d’éducation élevé, explique-t-il. En quelque sorte, l’électorat socialiste a épousé la sociologie de la ville de Nancy comme d’autres villes du même type.” Dans les faits, les victoires éclatantes de François Hollande et d’Emmanuel Macron à Nancy, lors des élections présidentielles de 2012 et de 2017, sont le reflet d’un vote nancéien bien moins orienté à droite que par le passé.
Mulhouse n’échappe pas non plus à ce changement d’identité politique. En effet, si pendant plusieurs décennies, la gauche a régné en maître, la droite a largement progressé et a même été élue en 2010 durant les municipales. Un chamboulement politique complété par la montée progressive de l’extrême droite, lors de la dernière présidentielle, où Marine Le Pen a atteint quasiment 30 % des suffrages alors qu’en 2012, elle n’avait atteint que 17 %.
Une enquête de Marion Adrast, Thomas Bernier, Florent Bibiloni, Claire-Marie Luttun, Corentin Murat et Vincent Poulain.