Blogueur hyperactif sur lemonde.fr, Jean-Marc Manach, a récemment publié La vie privée, un problème de vieux cons ?. Il y relativise les inquiétudes liées à la vie privée sur l’internet tout en soulignant l’omniprésence de la société de surveillance.
Votre livre s’articule autour de l’idée que sur l’internet, le problème ne vient pas de celui qui poste des informations, mais de celui qui les espionne. A quoi ressemblent ces « voyeurs 2.0 » ?
Cela peut être votre employeur, vos collègues, parents, relations, amis,
ennemis, en fait n’importe qui. Si l’on recentre la question sur le droit
des internautes à s’exposer publiquement, le « voyeur 2.0 » est celui qui va être choqué par ce qu’il a lu ou vu.
C’est la personne qui ne supporte pas de découvrir que les autres peuvent ne pas partager ses « valeurs », et/ou qui cherche à exploiter le fait que les internautes, comme ceux que je surnomme affectueusement les « petits cons », ont compris que l’un des intérêts de l’internet était de s’exprimer.
Est-ce qu’une administration peut concrètement se servir d’informations postées sur l’Internet pour enrichir un fichier ?
En l’état, les fichiers administratifs et policiers ne peuvent pas être
renseignés à partir de ce que l’on trouve sur le web, mais nombreux sont les recruteurs à se renseigner sur le web au sujet de ceux qu’ils embauchent.
Le gouvernement a laissé entendre qu’il prévoyait d’étendre la
possibilité de renseigner certains fichiers policiers à partir de ce que l’on
pouvait trouver sur le web, et les agents des impôts, ainsi que les policiers, se servent de plus en plus de ce qu’ils trouvent sur le Net. On peut par exemple citer les piscines non déclarées repérées sur Google Map ou les profils et relations Facebook.
Des réseaux sociaux ou d’autres services privés vendent certaines informations de leurs utilisateurs à des entreprises. Lesquelles sont privilégiées dans ces échanges de fichiers ?
Les informations ne sont pas forcément « vendues », mais, dès lors qu’elles sont disponibles, elles sont de plus en plus « partagées ». Données de géolocalisations, profils, contacts ou encore préférences, les « données personnelles » des utilisateurs de réseaux sociaux sont de plus en plus partagées. Il faut moins les considérer comme des « données personnelles » que comme des « données publiques ». Tout ce que l’on poste ou partage dans les réseaux sociaux est a priori « public », et même les « données personnelles » a priori non « partagées », comme les requêtes sur les moteurs de recherche ou les sites web consultés, sont ou peuvent être « partagées ». Elles sont de toute façon archivées par les sites web en question, soit à des fins publicitaires et généralement anonymisées, soit en vertu de la loi. En France, les fournisseurs d’accès à l’internet doivent garder la trace de tout ce que l’on fait sur le Net -et donc pas seulement le web- pendant un an.
La surveillance est la règle, l’anonymat l’exception, ce pour quoi je
considère aussi que tout ce que l’on publie ou partage sur le web est
forcément de l’ordre de la « vie publique » et non de la « vie privée ».
Le vieux slogan « On vous fiche, ne vous en fichez pas » a-t-il une nouvelle vie avec l’Internet ?
On n’a probablement jamais autant parler de « vie privée » que depuis que
l’internet existe et, paradoxalement, depuis que Facebook a commencé à pousser ses utilisateurs à y mener une « vie publique » plutôt qu’une « vie privée ».
Alex Türk, le président de la CNIL, a déclaré il y a quelques
années : « Si vous croyez que le monde ressemblera un jour à celui de Big Brother, détrompez-vous… Vous êtes en plein dedans !”. Ce slogan n’a donc jamais été autant d’actualité. L’internet n’est pas une société de surveillance, mais l’explosion des technologies de l’information, et donc aussi des technologies de surveillance, en accélère l’agenda. L’informatique laisse des traces, par principe, et les « nouvelles technologies » sont généralement plus rentables lorsqu’elles font dans le sécuritaire que lorsqu’elles visent à garantir les libertés des citoyens.
La présomption de culpabilité est l’un des points les plus discutés de la loi Hadopi. Vous expliquez que cette présomption inversée s’applique depuis quelques temps avec certains fichiers policiers. Pourquoi ce silence concernant les fichiers et ce bruit sur Hadopi ?
Le fichier EDVIGE a fait scandale et entraîné un débat public permettant de soulever les problèmes posés par les fichiers policiers. Mais le sujet est complexe, technique, et trop peu de gens savent que plus de la moitié des Français sont fichés. Par exemple, le Système de traitement des infractions constatées (STIC) fiche à lui seul plus de 28 millions de victimes et plus de 5 millions de suspects. Pour la majeure partie des gens, les fichiers policiers ne concernent que les délinquants, même si de
plus en plus de personnes pâtissent du fait d’être fichées à tort.
Le silence dont vous parlez est politique, médiatique, mais également syndical et associatif. Si depuis EDVIGE on dénombre bien plus d’articles au sujet du STIC en particulier et des
fichiers policiers en général, le sujet mobilise effectivement bien moins les foules que l’Hadopi ou tout ce qui touche à l’internet.
L’Hadopi est combattue par de nombreux internautes et journalistes,
contrairement aux fichiers policiers. Il est plus facile de dénoncer, contourner et ridiculiser l’Hadopi qu’il ne l’est des fichiers policiers. Le climat sécuritaire ambiant, qui date d’avant les attentats de 2001 (le STIC a été créé par Pasqua, en 1995, mais légalisé sous Jospin, en juillet 2001) ne s’y prête pas aussi facilement.
Comment savoir si l’on est concerné par un de ces fichiers « faits à l’ancienne » ?
Pour faire valoir son droit d’accès et de rectification aux fichiers
policiers, il suffit d’en faire la demande à la CNIL, cf http://renseignementsgeneraux.net
La Commission Nationale Informatiques et Libertés (CNIL) est-elle encore efficace pour dénoncer les dérives de ces fichiers ?
Oui, et non. La CNIL avait été créée, en 1978, pour protéger les citoyens des fichiers administratifs et policiers, et le gouvernement devait lui demander son autorisation lorsqu’il voulait créer un fichier « de sûreté » ou portant sur l’ensemble de la population. A l’occasion de la refonte de la loi informatique et libertés, en 2004, le Parlement a modifié la loi, et son avis n’est désormais plus que « consultatif ». Le gouvernement doit toujours lui demander son avis, mais il n’est plus obligé de s’y conformer. Le rapport Batho/Bénisti a ainsi révélé que le nombre de fichiers policiers répertoriés avait augmenté de 70% en trois ans depuis l’adoption de cette nouvelle loi « Informatique et Libertés ».
La CNIL reste néanmoins l’une des meilleures vigies en la matière, et elle n’a eu de cesse de dénoncer les problèmes posés par le STIC depuis 2001. A l’époque, les contrôles qu’elle avait effectué en la matière révélait un taux d’erreur de 25%. L’an passé, 83% des fichiers STIC qu’elle a contrôlé était inexacts, erronés ou manifestement non justifiés, et donc « hors la loi ». La CNIL a également effectué un contrôle plus global du STIC l’an passé, qui a révélé que plus d’un million de personnes sont toujours considérées comme « suspectes » dans le STIC alors même qu’elles ont été blanchies par la Justice.
D’autre part, il faut en moyenne 1 an pour avoir accès à son fichier policier, et donc disposer d’argument à même de contester ce pour quoi des milliers de gens sont licenciés, ou sont interdits de travailler, parce qu’ils sont fichés. E nombreux sont donc ceux qui, non content de devoir prouver leur innocence, ne peuvent, de facto, pas le faire, parce qu’il leur faut bien trouver un autre travail pour pouvoir survivre.
La CNIL gagnerait à recouvrer les pouvoirs qui lui ont été rognés en 2004. Mais son président Alex Türk est également sénateur, et c’est lui qui fut le rapporteur de la loi de 2004. Il ne voit donc pas de problème particulier avec cette façon qu’a eu le gouvernement de lui couper
les ailes.
Raphi Pons
Photo : Samuel Landon