Ximena est Mexicaine. Elle a seize ans et son avenir professionnel est à peine un brouillon qui commence à prendre forme. Elle me dit qu’elle voudrait devenir journaliste et sa mère a la chair de poule quand elle écoute sa fille s’expliquer : « journaliste d’investigation, pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas ». Ximena a des raisons d’être déterminée : la crise des droits de l’homme au Mexique ne cesse de s’aggraver, et il faut donc de bons journalistes pour l’aborder dans les médias. Mais sa mère a aussi des bonnes raisons de s’inquiéter… Le Mexique, pays officiellement en paix, rapporte en 2016 plus de journalistes assassinés que n’importe quel autre pays.
[VOIR INFOGRAPHIE : « En chiffres : Les journalistes assassinés au Mexique »]
Rien qu’entre janvier et février de cette année, quatre journalistes ont été tués au Mexique. Ce chiffre situe le pays au-dessus de l’Irak, du Yémen et de la Syrie, dans le baromètre de la liberté de la presse 2016 de Reporters Sans Frontières. Cette information est alarmante, mais il ne s’agit que de la partie visible de l’iceberg.
Alors que l’assassinat est la plus grave des agressions, les journalistes mexicains sont constamment exposés à d’autres types de violences non recensées dans le classement de Reporters sans frontières. Elles peuvent prendre la forme de mesures de censure, de menaces, d’enlèvements, ou encore de disparitions forcées.
D’ailleurs, 23 journalistes ont disparu au Mexique entre 2003 et 2015. L’information a été publié dans le rapport de l’ONG Article 19 en février 2016. Cette organisation internationale dédiée à la défense de la liberté d’expression et d’information a suivi de très près la situation de la presse mexicaine. Un des points relevés dans ce rapport est que dans 96% des cas, les journalistes disparus travaillaient sur des sujets de corruption mêlant des autorités ou fonctionnaires au crime organisé. Fait encore plus marquant : 100% de ces cas sont encore impunis.
« La plupart des agressions proviennent d’agents de l’État »
Mais comment expliquer qu’une des professions les plus essentielles dans un pays démocratique soit aussi menacée et vulnérable ? Pour Darwin Franco, la réponse est simple. Selon ce journaliste mexicain reconnu pour son travail sur des sujets relatifs à la violence sociale, collaborateur du site Nuestra Aparente Rendición, le terrorisme qui affecte les journalistes mexicains provient de son propre gouvernement, comme il l’assure dans une interview : « Nous vivons depuis fin 2006 une véritable guerre contre le crime organisé. Celle-ci a été menée uniquement par les armes, ce qui a causé une flambée des violences, homicides, enlèvements, disparitions, extorsions et vols. (…) Ce décor de violence dans lequel nous vivons profite à ceux qui ne désirent pas qu’une investigation journalistique soit répandue. Ainsi surgissent les agressions envers la presse. Elles sont attribuées au crime organisé, mais comme Article 19 l’affirme, la plupart des agressions proviennent d’agents de l’État. »
Quant à Jade Ramírez, journaliste depuis 1995, elle fait partie des nombreuses victimes qui ont subi des violences contre la liberté d’expression. Entre menaces, persécutions, espionnage et violation de domicile, elle a vécu depuis 2010 pas moins de 15 agressions à cause de son travail. Ses expériences lui ont permis de bien comprendre le mécanisme mis en marche par les hauts fonctionnaires lorsqu’une enquête journalistique les dérange. Parfois, il s’agit de menaces déguisées : « À travers un tiers, par exemple », explique-t-elle, « le rédacteur en chef ou un de tes collègues commence à être harcelé et à recevoir des messages avec la consigne “ne t’approche plus de lui”… » Mais parfois aussi, le harcèlement peut être franc et direct. « Il se peut qu’un maire, un député, un gouverneur, ou n’importe quel fonctionnaire te fasse des menaces de manière frontale, sans détour. »
La première fois que Jade a vécu un épisode de violence lié à sa profession a eu lieu en 2010. Elle couvrait alors la résistance des habitants de Temacapulín, un village de l’État de Jalisco qui devait être inondé lors de la construction d’un barrage planifiée par l’État. Après avoir assisté à l’assemblée du village, trois hommes l’ont approchée et l’un d’eux l’a menacée avec une arme à feu. La consigne était “Arrête de faire des vagues”. Puisqu’elle a continué de publier, les menaces se sont aussi répétées par téléphone et par e-mail. Malgré une plainte déposée auprès de l’organe juridique spécialisé dans les délits contre la liberté d’expression, et malgré l’identification des hommes armés, l’affaire a été classée sans suite.
D’après Jade Ramírez, « l’impunité au Mexique est tellement grave que les agresseurs ne prennent plus aucune précaution ». Et elle ajoute : « Nous sommes arrivés à un point où il y a des fonctionnaires publiques, comme des maires, qui donnent l’ordre de faire disparaître des collègues journalistes en se servant des ressources publiques, comme la police municipale. Aucune des disparitions n’a été sujette à une enquête approfondie. Alors ceci permet que n’importe qui le fasse et refasse sans grande hésitation. »
Le nombre de plaintes de journalistes déposées pour agressions contre leur liberté d’expression se compte en centaines chaque année. Pourtant, ces dossiers restent la plupart du temps sans suite. Selon la Commission nationale des droits de l’homme, l’exercice de la liberté d’expression dans ce pays traverse un des moments les plus critiques et complexes des dernières années. L’un des points les plus graves est justement l’impunité. Cet organisme tire constamment la sonnette d’alarme sur l’absence de résultats dans les enquêtes, due à l’inefficacité des autorités.
De même, de nombreuses organisations internationales ont fait écho à ces réclamations de justice :
Parmi ces voix extérieures, l’organisation Reporters sans frontières a adressé, en juillet 2015, une lettre au président mexicain, en lui recommandant des mesures pour lutter contre les agressions envers les journalistes et pour combattre l’impunité. Néanmoins, cette violence est encore bien loin de diminuer.
Une logique de violence
Dans un cadre de risque omniprésent, les journalistes au Mexique se retrouvent dans une situation pas toujours évidente à gérer. Pour beaucoup d’entre eux, la vie se joue sur un subtile équilibre entre engagement avec leur profession et dose nécessaire d’autocensure, moyen de survie qui s’est imposé de manière inévitable.
Dans ces circonstances où même la vie et le bien-être de la famille sont incertains, le soutien des amis et des collègues devient vital. Pourtant, une des difficultés les plus fréquentes rencontrées par les journalistes victimes d’agressions est justement la manque de solidarité.
Il arrive assez souvent que les collègues sous-estiment la situation des journalistes agressés, ou qu’ils prennent de la distance avec. « D’après ce que je perçois », explique Darwin Franco, « pour certains c’est de la peur, mais pour d’autres du désintérêt. Une bonne partie des médias du pays sont officiels. Être proche du pouvoir fait tourner la tête à beaucoup de collègues. Ils croient qu’ils font partie du pouvoir, et ils oublient leur fonction sociale. La majorité des collègues ne s’intéressent pas à cela, car ils pensent que rien ne leur arrivera. »
Cette situation est arrivée à Jade Ramírez après sa première menace de mort. Elle explique que beaucoup de ses camarades les plus proches lui ont tourné le dos. En partie car dans cette logique brouillée par la violence, les agressions sont interprétées comme une conséquence naturelle du “bon journalisme”. Alors entre les collègues qui se sont éloignés, certains lui ont même exprimé une sorte de jalousie.
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Un mécanisme de déprotection
Depuis 2012, une loi a été mise en place pour garantir la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme au Mexique. Cette loi prévoit l’existence de deux instances spécialisées : le “Parquet fédéral spécialisé dans les atteintes à la liberté d’expression” et le “Mécanisme fédéral de protection des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes” (MFPDDHJ). Néanmoins, le manque de rigueur et d’efficacité lors de leur mise en marche a suscité des critiques généralisées de part de la communauté concernée.
“Inutile”, c’est l’adjectif utilisé par Darwin Franco pour se référer au trinôme (Loi, Parquet et Mécanisme). Selon lui, ce dernier « impose bien souvent que les enquêtes soient menées, mais le Parquet se déclare à chaque fois incompétent, n’admettant pas la relation entre les agressions constatées et la profession de journaliste ».
En avril 2014, à peine deux ans après le démarrage du Mécanisme, quatre organisations internationales (Peace Brigades International, Front Line Defenders, Latin American Working Group et Washington Office on Latin America) ont exhorté le ministère mexicain de l’Intérieur (la Secretaría de Gobernación) de « prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le fonctionnement effectif et efficace du Mécanisme, et garantir l’intégrité physique et psychologique des défenseurs et journalistes dont les cas sont enregistrés auprès de ce Mécanisme ».
Dans cet appel, les organisations ont rappelé que dans 70% des cas, les victimes suivies par le Mécanisme endurent des démarches qui se prolongent sur de longues périodes. Ceci donnant lieu à l’inefficacité qui freine toute possibilité d’obtenir une justice : « La société civile a rapporté que ces retards peuvent durer jusqu’à six mois et, pendant ce temps, les défenseurs et journalistes se trouvent dans des situations de grave danger », signale la missive.
En ce qui concerne Jade Ramírez, ses expériences comme journaliste victime d’agressions l’ont mise sur le chemin de la défense des droits de l’homme. Sans renoncer à sa profession, elle a participé en tant que conseillère du Mécanisme. Mais trois ans lui ont suffi pour présenter sa démission. Aux yeux de Jade, l’inertie du système traditionnel s’est imposée : impunité et négligence furent encore une fois les clés pour dénaturer ce projet de protection des journalistes.
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Face à l’inefficacité des institutions gouvernementales, il a surgi parmi les survivants une nouvelle génération de reporters qui a dû apprendre à mettre en place des protocoles autogérés de sécurité pour assurer leur vie. Ainsi, des réseaux solidaires se sont formés – notamment ces dix dernières années – entre beaucoup de journalistes de tout le pays, pour faire face aux risques quotidiens du métier. Parallèlement, des ateliers et cours pour les journalistes en zones de risque ont pris beaucoup d’importance.
Entre ses propres expériences et le partage qu’elle a maintenu avec d’autres collègues et victimes, Jade Ramírez est devenue experte en la matière. Elle explique qu’une des mesures consiste à maintenir une communication continue avec son propre réseau de confiance. Il doit s’agir d’un groupe qui connaît en détails les sujets que l’on traite, les endroits où l’on va, et les informations que l’on obtient. Tous ces éléments peuvent servir de preuves du lien entre une agression subie et le fait d’être journaliste. Par ailleurs, Jade insiste sur le fait que la peur ne doit pas miner le travail journalistique et qu’une bonne discipline d’auto-protection peut réduire significativement les risques encourus, en plus d’augmenter les capacités de recherche et de dénonciation.
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Un pari sur l’obstination ?
Dans un contexte aussi contraignant, les journalistes ont trouvé, chacun à leur façon, différents moyens de survie. Pour ceux qui sont déjà dans l’œil du cyclone, ceci est une évidence. Mais aux yeux de ceux qui ne le sont pas, le simple désir de devenir journaliste peut sembler être une décision obstinée.
La mère de Ximena ne se sent pas moins inquiète en sachant que les risques d’être journaliste au Mexique peuvent être diminués. Jade lui rappelle que le travail des journalistes est indispensable, car ils portent la responsabilité de faire valoir le droit à l’information de toute la société. Pourtant, c’est la vie de sa fille qui est en question.
Est-ce que cela vaut vraiment la peine de parier sur l’obstination ? Darwin Franco n’en a pas le moindre doute : « Le journalisme est aussi un outil pour générer paix et espoir. Cette étape de notre pays doit être racontée par des journalistes qui se rendent compte des efforts énormes et quotidiens que font les gens pour obtenir paix et justice. Aucun des journalistes morts ou disparus ne l’a été en vain. C’est à nous tous de reprendre leur lutte et leur mémoire ».