Avancées technologiques, avènement d’Internet, crise financière, depuis une quinzaine d’années, les médias sont en plein bouleversement. Ces transformations ont un impact direct sur le métier de journaliste : de plus en plus de tâches à réaliser, des moyens qui diminuent, un contexte économique en crise, etc. Face à une pression de plus en plus accrue, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur leur métier. Parfois, certains journalistes craquent.
« On n’est pas des marchands de godasses! Un journal, ce n’est pas un produit comme les autres ! » Ça fait trente ans qu’Armand Spicher est journaliste en presse écrite. Au fil du temps, il a vu le métier se transformer. Il tire un constat plutôt amer de ses années d’expérience. Aujourd’hui, il ne se sent plus vraiment en phase avec la profession.
Le mal a été identifié aux Etats-Unis dès la fin des années 1990, notamment au sein des entreprises de presse en pointe des technologies de l’information les plus avancées : les éditions à alimenter se multiplient et, en parallèle, le temps de production se réduit. Un constat que fait Eric Klinenberg, professeur de sociologie, dans un article du Monde diplomatique en 1999 : « Les journalistes travaillent d’avantage ; ils disposent de moins en moins de temps pour produire leurs enquêtes et pour les écrire ; ils produisent des informations de plus en plus superficielles. […] Au siège de The Tribune Company, l’équipe locale produit huit versions et trois éditions du journal, sept émissions d’information télévisée et un nombre incalculable de produits divers pour Internet. S’il y a encore des équipes différentes pour la presse écrite, pour Internet et le journal télévisé local, plus rien ne les sépare ».
Dans les rédactions françaises aussi, la pression monte face à une exigence de productivité de plus en plus forte qui implique des changements de fond qu’acceptent difficilement les journalistes.
Face à cette pression de plus en plus forte, l’envie s’émousse, le mal-être s’installe. Quand on lui demande jusqu’où la souffrance peut aller, la réponse d’Armand est sans équivoque :
Armand est un exemple parmi d’autres. Les journalistes sont de plus en plus nombreux à nourrir des angoisses face aux changements qui surviennent au sein de leur profession.
Les bouleversements que connaissent les médias depuis une quinzaine d’années ont un impact direct sur leurs conditions de travail. Les professionnels de l’information voient leurs tâches s’accroître pendant que les moyens à leur disposition s’amenuisent.
En 2007 l’institut CSA publie un sondage sur « le moral et le jugement des journalistes sur leur profession ». Celui-ci révèle que 30% des journalistes ne sont pas satisfaits des conditions d’exercice de leur métier. A la question « qu’est-ce qui, selon vous, porte le plus atteinte à la qualité de votre travail? », les quatre réponses qui arrivent en tête sont révélatrices de ces changements: « l’insuffisance des moyens matériels et humains », « l’insuffisance de temps », « le conformisme des rédactions » et « la pression économique (rentabilité, annonceurs…) ». Ils sont 63% à juger que ces dernières années, l’exercice de leur métier a évolué plutôt négativement. En 2003, dans la revue Hermès, Dominique Augey, docteur ès sciences économiques, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, analyse la place des journalistes dans la nouvelle économie des médias, comme n’étant plus, tendanciellement, que des « petits maillons au bout de la chaîne industrielle » : « Les journalistes intègrent progressivement la dimension économique d’un journal. Les journalistes sont indéniablement fragilisés par l’intensité des contraintes économiques qui pèsent sur eux. En ce sens, ils constituent un maillon faible de la chaîne de production. Leurs conditions de travail et/ou leurs rémunérations peuvent en être affectées. Ainsi, le métier peut changer radicalement ». Face à une pression de plus en plus forte, ils sont de plus en plus nombreux à craquer.
David Larbre, journaliste à La Tribune et membre du bureau du SNJ (Syndicat National des Journalistes), témoigne d’une situation alarmante. S’il ne peut fournir de chiffres précis, il affirme que depuis deux ans, les arrêts-maladie explosent :
Un malaise et de la souffrance qui sont prêts à se transformer en mécontentement. Une tendance lourde qui existe depuis une quinzaine d’années, mais qui va crescendo selon Olivier Da Lage, membre du bureau national du SNJ et ancien président de la commission de la carte. Il met en garde contre « l’erreur de trop » :
Le journalisme n’est pas la seule profession touchée par des changements qui affectent les conditions de travail. Les exemples de Renault et de France Télécom sont là pour en témoigner. Le monde du travail est en plein bouleversement. Dans, La société malade de la gestion, paru en 2005, le sociologue Vincent de Gaulejac analyse les effets néfastes des logiques de management à l’œuvre dans le monde du travail. Il décrypte le passage d’une gestion du personnel à une gestion des ressources humaines et la logique d’optimisation que cette dernière comporte : faire toujours plus, toujours mieux, plus rapidement, à moyens humains constants voire décroissants. Les salariés se retrouvent de plus en plus confrontés aux exigences de résultats, ce qui accentue les individualismes. Ils sont de plus en plus mis en concurrence. Une logique qui tend à dissoudre l’esprit de corps. Pour Vincent de Gaulejac, « Les conflits se posent de moins en moins au niveau de l’organisation en termes de luttes revendicatives. Ils se posent au niveau psychologique en termes d’insécurité, de souffrance psychique, d’épuisement professionnel, de troubles psychosomatiques, de dépressions nerveuses. Autant de conflits face auxquels les syndicats sont démunis » (Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005, p.95).
Comment le salarié de plus en plus seul, peut-il faire face à de telles situations ? Quand on sait la place qu’occupe le travail dans la vie de chacun, peut-on se permettre de négliger ce type de questionnements ?