La victoire du journalisme d’investigation
Parrain de la première promotion de la licence professionnelle qui abrite ce site d’information, Denis Robert a été fort justement relaxé par le tribunal de grande instance de Paris, le 28 janvier 2010, des accusations de soi-disant recel qui lui étaient imputées, dans le cadre de l’affaire Clearstream. De plus, le procureur a exclu de son appel du jugement le seul Denis Robert, renforçant encore le poids de cette décision. Le jugement est important car il apparaît comme une défense du journalisme d’investigation et on peut espérer qu’il fasse jurisprudence.
Depuis le début de la procédure judiciaire, on pouvait à bon droit penser que ce journaliste n’avait rien à faire dans le box des prévenus, n’ayant commis comme seul crime que de recevoir des documents authentiques, alimentant son long et difficile travail d’enquête pour mettre au jour les pratiques bancaires douteuses de la chambre de compensation luxembourgeoise, Clearstream.
On voit ce qu’une condamnation aurait eu de dramatique pour la liberté du journalisme d’investigation, déjà passablement menacée par un recours de plus en plus fréquent aux tribunaux (diffamation, recel, violation du secret de l’instruction, etc.) aux fins d’intimidation. Et là aussi Denis Robert a beaucoup donné ! Le Syndicat national des journalistes (SNJ) ne s’y est pas trompé, soulignant dans un communiqué de soutien, le jour même de la relaxe que : « le procès de Denis Robert était le procès du journalisme d’investigation » et que le verdict était « une leçon pour tous ceux qui sont tentés de faire diversion sur le dos des journalistes, en cherchant à les désigner comme coupables alors qu’ils ne font que leur mission, en mettant au grand jour les intrigues politico-financières et autres pratiques illégales, indignes d’une société démocratique ».
Le jugement du tribunal de grande instance de Paris est un rappel précieux au respect dû au journalisme d’investigation. L’argumentation mobilisée rend justice à la défense de Denis Robert, reposant notamment sur l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme qui précise que « toute personne a droit à la liberté d’expression et que ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées ».
Le tribunal prend clairement position dans un conflit juridique que d’autres journalistes ont connu par le passé et qui relève d’une absurdité kafkaïenne. Résumons. Il est arrivé par le passé que des journalistes publiant des informations reposant sur des documents authentiques mais qui n’auraient pas dû sortir des bureaux de leurs auteurs, soient perquisitionnés et/ou sommés de divulguer ces documents à la justice en indiquant le moyen par lequel ils en avaient eu possession. Evidemment cette sommation est incompatible avec le principe professionnel du respect du secret des sources. Toute atteinte à ce principe signifierait en effet un arrêt de mort sur le journalisme d’investigation, car cela raréfierait le nombre des personnes prêtes, sous couvert d’anonymat, à dévoiler à un journaliste des documents attestant de turpitudes coupables et autres délits. Par ailleurs, l’obtention de documents originaux par une source fiable est indispensable aux journalistes pour ne pas tomber sous le coup d’attaques en diffamation, et ne pas tomber dans la dérive déontologique contribuant à véhiculer des rumeurs et des accusations sans preuves. Faute de donner les renseignements escomptés, certains journalistes ont pu être poursuivis pour recel de documents volés. L’absurdité est donc de tomber dans une situation où si un journaliste affirme sans documents, il tombe pour diffamation, et s’il possède les dits documents, il tombe pour recel. Chacun comprend que ce dilemme n’a pour seul objectif, dans les deux cas, que de faire taire les journalistes d’investigation.
Pourtant, ils sont des poumons de la révélation à la société de pratiques non conformes à nos valeurs, à nos principes.
Le jugement rendu ce 28 janvier est donc une victoire. En effet, le tribunal affirme avec clarté que « les poursuites initiées [pour recel de documents informatiques] apparaissent incompatibles avec le respect du principe instauré par l’article 10 de la convention européenne garantissant au journaliste non seulement la liberté d’exercer son activité d’information du public sur un sujet d’intérêt général mais également la possibilité de démontrer, le cas échéant en justice, l’exactitude des informations qu’il a diffusées », « Denis Robert devra en conséquence être relaxé ».
Le tribunal rompt ainsi le cercle vicieux autant qu’absurde : si on ne diffame pas on recèle ; au profit de l’affirmation que posséder des documents extraits à leurs auteurs sans leur accord est doublement légitime. En effet, il est loisible d’informer le public de comportements délictueux et il faut pouvoir en apporter des preuves devant la justice si jamais les individus ainsi pris en défaut s’avisaient de porter plainte en diffamation.
Toute victoire judiciaire sur ce sujet reste fragile, tant il est vrai que les intimidateurs de presse sont légion. S’il convient de se réjouir, il faut donc aussi rester vigilant, car la liberté du journalisme d’investigation est un combat pour chaque journaliste qui s’y livre mais aussi pour la presse en général.