Le rappeur belge Scylla était en concert à Metz début décembre. L’occasion d’évoquer avec lui son rap et ses motivations, qui vont à l’encontre de la musique urbaine mainstream actuelle.

 

Tout d’abord, quelle est ta définition du rap ?

Ma définition du rap ? Je pense que le rap est devenu tellement vaste que tu ne peux pas le réduire à une définition spécifique, parce qu’en réalité le rap c’est devenu différents styles de musique. Je ne pense pas qu’on puisse donner une définition homogène du rap depuis le départ.

C’est un style musical avec des codes de création et des placements de rimes qui vont être différents d’autres styles musicaux. Autrefois, pour le définir, je t’aurais dit qu’il y a un engagement. Maintenant, on voit bien que ce n’est plus du tout le cas.

Donc, si je dis PNL ou Lacrim par exemple, c’est à des années lumières en termes d’engagement par rapport à ton rap ?

Exactement. Le rap est né sous la forme d’une rébellion ou du moins d’un engagement en rupture avec un système en place qui était oppressant. C’était un mouvement de réaction tandis qu’à l’heure actuelle, selon moi, le rap est devenu beaucoup plus le produit du système en place. C’est plus les chiens de garde du capitalisme à l’heure actuelle. Parce qu’ils te parlent du fait d’avoir beaucoup de « thune » notamment.

À partir du moment où le système et l’industrie musicale ont compris qu’il y avait du cash à faire dans le rap, tous ceux qui à la base se rebellaient contre le capitalisme s’y sont associés pour faire du cash. Donc forcément à la fin ça devient une machine à fric et ça étouffe toute forme de… de passion.

Quand on s’est vu à Metz à ton concert, tu as expliqué sur scène « moi, c’est soit des trucs sauvages soit des trucs difficiles à interpréter où je fais tomber les masques. » Pourquoi c’est important pour toi de te livrer ? Est-ce que si tu ne te livres pas, ce n’est pas vraiment de l’engagement ?

Je fonctionne en réaction à ce qui me dérange. De manière générale, je trouve qu’on manque de sincérité les uns envers les autres. Dans le rap, là où j’officie, je trouve que c’est particulièrement le cas : on se cache derrière beaucoup de choses. Si on faisait tomber les ego et que les êtres humains communiquaient plus les uns avec les autres, ça éviterait beaucoup de problème.

Forcément, cette leçon de vie je me l’applique à moi-même et c’est pas toujours facile en fait. J’ai par exemple fait un morceau sur la mort de ma mère. C’est pas évident de faire un morceau sur la mort de sa mère ! Je me suis posé la question : je le fais ou pas ? Et puis je me suis dit : si tu veux être entier et intègre par rapport à ce que tu penses, tu dois le faire. Et je l’ai fait.

Mettre en lumière ses états d’âme, c’est un peu donner une partie de soi aux autres pour toujours. À Metz, quand tu t’es assis et que tu as interprété le morceau sur ta mère devant tout le monde, tu ne t’es pas dit que c’était un acte très courageux ?

Si je voyais un rappeur faire ça, je me dirais qu’il a du courage. Après d’autres rappeurs ou personnes qui écoutent du rap peuvent se dire « Ouais, mais ça ce n’est pas dans les codes du rap, ça met mal à l’aise. Dans le rap il faut toujours avoir ci, être ça, etc. Et c’est ça que je ne supporte pas en fait. Ces jeux de toujours devoir paraître. On ne peut plus montrer un geste de fragilité. Pour moi c’est inhumain, ça ne ressemble pas à l’être humain.

 Donc pour toi, lâcher un geste de fragilité vaut bien plus que de sortir dix bagnoles clinquantes ?

Pour moi en tout cas, l’acte est beaucoup plus courageux dans un contexte comme celui-ci, lorsque plus personne ne le fait.

Quand tu écris tes textes, est-ce que tu te fixes des limites ? Y a-t-il des limites dans l’intimité que tu donnes au public ?

Quand j’écris, je pense toujours au public. Mais il y a certains titres que j’écris pour moi-même. C’est rare, mais ça arrive. Le titre Douleurs Muettes, dans l’album Abysses, c’est un piano voix, je l’ai écrit pour moi. Je ne voulais pas forcément le sortir. Et puis je me suis appliqué la règle dont je t’ai parlé : si je n’ai pas le courage, moi, de faire ça, comment je peux réclamer aux gens qu’ils communiquent ensemble via des morceaux comme Répondez-Moi. Quelques fois je casse mes limites, ce qui donne un morceau que je ne vais pas diffuser. Mais au final, je le diffuse quand même. C’est une manière de ne pas avoir de limites.

Après, j’ai quand même quelques limites : les convictions religieuses, les convictions politiques et les choses comme ça. Je n’aime pas trop personnellement.

 

Le rappeur belge est très intimiste lors de ses performances. Crédits photos : Léo Schaller

Tu as rappé dans le remix du Dernier MC, morceau de Kery James. Tu avais dit « un vrai MC fait correspondre la qualité de son cœur avec sa raison. »  Était-ce un message pour les « faux MC » ? Dirais-tu que Lacrim, Kaaris et des rappeurs de leur style sont talentueux, d’accord, mais lâches en quelque sorte ?

Cette phrase que tu as cité, c’était de la prétention. Il y a une différence entre ce que je pense et ce que je vais dire de manière publique. Ce que font Kaaris, Lacrim par exemple, ça ne me parle pas. Parce que les démarches sont différentes. De là à dire que ce sont des lâches ? Non. Mais plutôt que leur vision de la musique et la mienne sont différentes.

Quand on regarde ces artistes, on voit qu’on ne fait plus une seule et unique forme de musique. À l’époque, dans les années 90, tu écoutais IAM par exemple. À cette époque-là, ceux qui écoutaient du rap avaient des critères d’appréciation. Un bon rappeur allait avoir de la plume, de l’originalité dans les thèmes, un bon flow, etc. 20 ans plus tard, ces critères ont changé. Ce n’est plus du tout la même chose (il accentue le du tout). C’est comme si tu comparais la techno à la musique classique. Les attentes des jeunes aujourd’hui ne sont pas du tout les mêmes que celles que nous avons eu. Ce n’est pas du tout la même chose. C’est applicable à Lacrim comme à moi. Ceux qui m’écoutent n’ont pas du tout les mêmes attentes et les mêmes critères d’appréciation que ceux qui écoutent Lacrim.

Est-ce que le rap t’a permis de dire ce que tu n’arrivais pas à dire à tes proches ?

Oui, c’est ça. J’ai même une anecdote par rapport à ça. J’ai plusieurs ami qui dans cette période-là (quand il était plus jeune) me reprochaient ça. Ils me disaient :  » Mais comment ça se fait que toi tu ne nous parles jamais ? On est tes amis ou on n’est pas tes amis ?  » J’ai jamais été quelqu’un qui se livre. Je ne me suis jamais livré. Je dis ça parce que je suis aussi passé par des coups durs. J’avais toujours une façade du style : « Voilà, je gère. » Ils m’en voulaient.

Quand tu vois tes amis qui t’en veulent, vient un jour où tu ressens un moment de solitude. Le titre Douleurs Muettes est donc sorti. En plus, je me souviens avoir interprété ce titre sur scène dans les mois qui ont suivis, avec devant moi, certaines de ces personnes-là. Je les ai vus pleurer ce jour-là. Le titre a résonné en eux. Ils ont directement compris de quoi je parlais.

Personnellement, j’écoute toutes sortes de rap : toi comme Kaaris. Deux styles très différents. Quand je vois leur clip, j’adhère. J’ai envie de rouler en BMW, etc. Tu n’as jamais été tenté par ce style de rap ?

Si, bien-sûr. J’ai aussi cette partie-là en moi, le côté « ogre ». Le rap pour moi, ça n’a jamais été qu’une histoire de plume. Je vais plus comparer le rap à un art martial. J’aime le côté brutal mais quand il y a toujours une philosophie derrière. Alors que d’autres arrivent en mode « cassage de gueule », ils se montrent même avec des armes parfois. J’ai fait plein de morceaux que j’ai kické sauvagement avec de l’ego ces dernières années mais je ne les ai pas sortis parce que ce n’est pas forcément ce que je défends.

Par contre, le côté écrire un morceau sous le coup de la colère en insultant tout le monde, je l’ai aussi, avec mon côté ogre. On le voit dans le morceau Parole d’Ogre. Il revient prendre la parole et insulte tout le monde en disant bon « Y a pas de collaboration entre nous » alors que c’était le côté Gilles (son prénom) donc mon réel moi, qui avait proposé une collaboration avec le public. Et en fait l’ogre reprend le dessus et dis « Tu sais quoi ? Allez tous vous faire foutre » (rires). Donc pour revenir à ta question, j’ai ce côté ultra sauvage en moi, mais toujours dominé par l’envie d’échanger des choses profondes avec un public. Je me domestique moi-même.

Est-ce que des fans t’envoient des messages en se confessant auprès de toi et en te parlant de leurs souffrances ?

Ah oui c’est fou ! C’est quotidien pour moi de recevoir un message qui me dit « tu m’as sauvé » ou que quelqu’un m’explique toute sa vie. Je garde ça secret, mais je peux te dire que j’ai déjà lu des choses incroyables. Je vois que beaucoup de personnes estiment être sauvés grâce à ce que je faisais. J’arrive même pas à l’imaginer. À un moment de leur vie, je suis venu formaliser quelque chose dont ils avaient besoin. Je les ai accompagnés dans des moments très importants de leurs vies. C’est ça mon salaire.

 

Lumières simples et sans fioritures pour amener le public à se concentrer sur l’homme et son texte.

À travers ces messages, est-ce que les gens interprètent comme tu le voudrais tes morceaux ?

 Tu n’es pas maître de l’interprétation que font les gens de tes textes. Par exemple, Douleurs Muettes, les gens le prennent comme un titre « détresse ». Pourtant, je ne vais jamais faire un titre en me disant « je glorifie ma souffrance et je la crache parce que j’ai besoin de la cracher et parce que je veux que tout le monde entende combien je souffre. » Jamais. Je n’ai pas besoin de ça. Je ne souffre absolument pas comme ça tous les jours, c’est un état d’esprit à un moment précis. Heureusement d’ailleurs que ce n’est pas comme ça tous les jours (rires).

Si je le fais, c’est parce que je sais qu’on est énormément à être dans cette situation, à ne pas parler parce qu’on a peur d’être mal compris et qu’on ressent une solitude assez grande. J’invite les autres à se livrer, parce que moi je l’ai fait, je ne suis pas obligé de le mettre sur un disque.

Le but n’est pas de se plaindre. Le but, comme dit dans le morceau Abysses, c’est d’aller explorer les zones d’ombres les plus ténébreuses pour voir percer la lumière la plus vive. Parce qu’à ce niveau-là, le moindre rayon de lumière est très puissant. Je ne cherche pas à rassembler les gens dans notre souffrance commune. Je veux plutôt leur dire : « Change le plomb en or. Utilise ta souffrance pour créer une nouvelle énergie qui, elle, va générer quelque chose d’ultra positif. »

Distingues-tu un vrai rap d’un faux rap ?

Je ne peux pas faire le flic à dire qu’il y a un vrai rap et un faux rap. Selon moi, le côté vrai, c’est quand tu es ce que tu es. Si un artiste a vraiment des aspirations d’argent, il peut le dire, il est « vrai ». Je jugerais l’authenticité de la personne plutôt que de trancher selon une distinction bien/mal. Il n’y a pas de vrai et de faux, il y a juste des personnes qui disent des choses différentes. On peut faire un parallèle avec la politique, tu ne peux pas dire que tous les gens de la gauche sont vrais et que ceux de la droite sont faux. C’est impensable. Je regarde si les gens sont sincères en fait, c’est ça se qui compte.

Des artistes qui représentent complètement le système capitaliste sont une forme de contestation en eux-mêmes. Car il y a peut-être tellement de problèmes que les gens ne veulent plus en entendre parler. Tu peux voir donc ce rap comme le signe d’un problème. Le fait qu’on ait des rappeurs qui sont là juste pour le divertissement et l’argent est pour moi un signal clair qu’il y a un problème. Il y a un problème dans leur tête et dans la tête des gens. Les artistes qui prônent l’ultra-compétition, le fait d’être numéro un tout en écrasant les autres et en faisant beaucoup d’argent sont le signe que la soif d’argent a pris beaucoup trop de place dans notre monde. Ils sont le produit de la société actuelle.

De quoi t’inspires-tu pour écrire ? De ce que tu vois dans la rue ? De ce qui t’interpelle dans la société ? De lectures ?

 Mes inspirations ont évolué avec le temps. À un moment j’observais beaucoup autour de moi. Mais le monde du spirituel m’a toujours énormément intéressé. Tout ce qui est philosophie, spiritualité… C’est le domaine que je « surkiffe ». Ce n’est pas pour autant que je fais des dissertations dans mes textes. Je vais chercher des questions existentielles que je vais mettre sous forme de rap en essayant de les rendre vraiment accessibles. Je n’ai pas envie que les gens disent que je fais de la philosophie rapée (rires).

Pourquoi avoir pris le nom du monstre de la mythologie grecque, Scylla ?

À la base, j’aimais bien la sonorité du nom. Je savais que c’était un monstre marin de la mythologie grecque et j’ai toujours été attiré par la mer. Au final, le nom a pris toute sa signification par la suite. Tu sais, il y a des choses comme ça (rires), tu es inspiré sans savoir pourquoi mais ensuite, l’histoire te montre pourquoi tu l’as choisi. Ce n’était pas une inspiration due au hasard en fait. Je crois beaucoup en ces choses-là. L’inspiration, tu ne sais pas vraiment d’où elle te vient, c’est très étrange comme phénomène.

 

Pour avoir un aperçu de l’empreinte qu’a laissé le rap des années 90 sur celui d’aujourd’hui : Les années 90 font toujours recette dans le rap

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