Florent Belle, 27 ans, est en Master d’intelligence territoriale à l’Université de Franche-Comté. Dans le cadre de ses études il a effectué plusieurs voyages en Turquie au cours des dernières années. Il est venu avant, puis après le coup d’état et est resté en contact avec la jeunesse d’Istanbul qui doit vivre dans un pays régulièrement frappé par le terrorisme et sous un gouvernement autoritaire.
Quand as-tu effectué ton premier voyage en turquie ?
Je me souviens de la date, c’était le 11 septembre 2013 ! C’était pour un programme d’échange Erasmus à Istanbul, à l’Université de Galatasaray.
Après ton premier voyage en 2013 tu es revenu plusieurs fois en Turquie…
Le premier voyage dans le cadre d’Erasmus a duré six mois. Je suis revenu ensuite en mai 2014 pour faire un stage de deux mois au sein du journal Francophone Aujourd’hui la Turquie. Et là je suis revenu de mon dernier voyage le 27 décembre dernier (Quelque jours avant l’attentat du Reina qui a fait 39 morts). J’étais parti pour une dizaine de jours. En fait depuis mon séjour Erasmus j’ai noué des liens d’amitié avec des étudiants et des gens chez qui j’ai fait du « Couchsurfing ». Donc j’y retourne régulièrement.
Comment tu décrirais la jeunesse Turque ?
Une grosse part de la population Turque est jeune (environ 31% de la population en 2013 selon l’UNICEF, 16% seulement selon un site pro-Erdogan). D’ailleurs il y a une fête de la jeunesse en Avril. C’est un pays émergent comme l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud ou le Brésil. Ce sont des jeunes qui entreprennent, qui investissent et qui n’ont pas peur de créer leur business. Ils n’ont pas froid aux yeux, ils vont de l’avant et ils veulent voyager. Mais on fait trop souvent l’erreur de demander aux Turcs de choisir leur camp entre orient et occident. La génétique du Turc c’est bien d’être à cheval sur les deux continents. Dans sa sphère privé il est très oriental et plus traditionnel, il va se faire son thé, prier. Alors qu’en journée vous le verrez rentrer du travail au volant d’une belle voiture et un smartphone à la main.
En 2013, lors de ton premier voyage, le mouvement de Gezi éclate, tu y as assisté ?
Oui, je suis arrivé trois mois après le début de ce mouvement. Tout le monde en parlait à ce moment-là on m’avait même dit que mon séjour Erasmus pourrait être annulé. Cela se passait aussi bien à l’Université où j’étais que dans la rue. Mon colocataire, un Turc d’origine Kurde m’avait amené au parc Gezi et sur la place Taksim.
C’était une protestation de la société civile. Il y avait beaucoup de gens, des jeunes, des Kurdes, des Arméniens, des Alévis ou encore des musulmans anti-capitalistes et des écologistes. Au départ les gens protestaient contre le projet de Recep Tayip Erdogan, alors premier ministre, de raser le parc pour y construire un énorme centre commercial. Istanbul est une mégalopole qui s’urbanise très vite et les gens en ont marre de voir disparaître le peu d’espace vert qui y reste.
Et très vite le mouvement a pris de l’ampleur. Les gens accusaient Recep Tayip Erdogan de trop s’immiscer dans la vie des gens, de leur dire d’aller à la mosquée et comment se comporter. Mais il y avait différents types de protestations, c’était très hétérogène. Je me souviens que certains avaient assimilé ce mouvement aux printemps arabes. Mais ce n’était pas la même chose. C’était plutôt une espèce de mai 68 à la turque. Les gens se soulevaient contre la figure autoritaire du premier ministre. Un peu comme nous en France avec le Général De Gaulle.
Qu’est ce qu’il reste de ce mouvement, aujourd’hui ?
Après mon dernier voyage c’était la première fois que je n’étais pas mécontent de revenir en France. Parce que ce qui m’a frappé c’est de voir tous les amis que j’ai gardé là-bas et chez qui une espèce de tristesse s’est installée. En 2013 il y avait de l’espoir, les gens se retrouvaient dans la rue, parlaient de politique, organisaient des débats démocratiques. Ils parlaient d’écologie, des droits des femmes etc. Les gens essayaient de mettre en place des projets de société. Une flamme était là.
Un ami m’a dit « c’est comme porter l’étoile jaune à l’époque de la seconde guerre mondiale. »
Mais depuis le coup d’état, Recep Tayip Erdogan (désormais président) a fait le ménage dans la police, dans l’armée et chez les fonctionnaires. Toutes les voix dissonantes ont été balayées d’un revers de la main. Ce que le gouvernement demande aux Turcs c’est de travailler, consommer, d’aller à la mosquée et de se taire.
Tes amis ont-ils été touchés par les purges orchestrées par le gouvernement ?
Beaucoup d’entre eux ont perdu leur emploi. Certains sont Kurdes, ce qui suffit pour être accusé d’être en lien avec le PKK (« Parti des Travailleurs du Kurdistan », considéré comme organisation terroriste par la Turquie et l’Union Européenne).
Un autre m’a dit que son oncle avait été envoyé en prison, accusé pour sa part d’être en lien avec l’organisation Gülen (Prédicateur Musulman accusé d’avoir fomenté le coup d’état par Erdogan). Personne ne s’intéresse au fondement de ces accusations. On vire les gens de leur travail en les qualifiant de traîtres ou de terroristes. Non seulement ils perdent leur emploi, mais en plus ils sont fichés. Un troisième ami travaillait en milieu hospitalier et aujourd’hui il ne peut plus exercer son métier, même dans une autre ville. Il m’a dit « c’est comme porter l’étoile jaune à l’époque de la seconde guerre mondiale. » Mes amis ne veulent plus rester dans leur pays.
Pourtant Erdogan semble être soutenu par son peuple…
Nous les européens sommes en contact avec des Turcs qui sont plutôt tournés vers l’occident. Mais quand on regarde la géographie du pays on comprend mieux. C’est à cheval entre l’Asie et l’Europe. Erdogan à une base électorale constituée de gens avec qui je n’ai moi-même quasiment pas eu de rapport. C’est ce qu’on appelle la nouvelle bourgeoisie Anatolienne : des familles moyennes qu’il a séduit, car économiquement le bilan d’Erdogan est très bon. Il a triplé le salaire moyen, favorisé les retraites des petits commerçants, donné de meilleures bourses étudiantes.
Et cette classe moyenne elle a été laissée pour compte pendant un bon demi-siècle. Avant le pouvoir était dans les mains des kemalistes, le parti de Moustafa Kemal, plus connu sous le nom d’Atatürk (« le père des Turcs ») qui a fondé la république moderne en 1923 après la chute de l’Empire Ottoman. C’était un pouvoir laïque et très autoritaire, voire brutal. Il voulait empêcher l’arrivée de l’Islam dans la politique, et la répression a été très dure.
Cette population aujourd’hui vit mieux et peut exercer son culte sans être inquiétée. C’est ce qui fait le succès d’Erdogan qui peut se targuer d’avoir le peuple derrière lui et de gagner chaque élection.
Des dizaines d’attentats ont eu lieu en Turquie en à peine deux ans, dont le dernier dans une boîte de nuit d’Istanbul juste après ton retour en France. Quel effet cela a-t-il sur tes amis ?
Je me souviens que, par exemple, quand nous avons subi l’attaque du Bataclan en France, une de mes amies parisiennes me disait qu’elle n’osait plus sortir ou aller faire ses courses. Un attentat, évidemment, ça joue sur le moral. En Turquie c’est comme ça quasiment une fois par mois.
Et, alors que nous n’avons « que » Daech à affronter, les Turcs eux subissent des conflits internes. Certains attentats sont perpétrés par les Kurdes, l’un des derniers avait été revendiqué par le TAK (« Les Faucons de la liberté du Kurdistan », groupe dissident du PKK) qui cible généralement des militaires ou des policiers.
Quand il y a un attentat en France, mes amis turcs me contactent toujours pour savoir si je vais bien. Je fais de même quand un attentat frappe la Turquie. Ce qui est frappant c’est que quand c’est une attaque de Daech, ils sont dévastés. Mais lorsqu’il s’agit d’une attaque perpétrée par un groupe Kurde, ils ont plus de facilités à se dire « c’est la faute du gouvernement qui l’a bien cherché » même si ce genre d’attentat est évidemment loin de leur faire plaisir. Il y a beaucoup de ressentiment et de toute façon entre les Turcs et les Kurdes, c’est viscéral. Le processus de paix a été enterré, tous mes amis ne parlent désormais plus que de guerre.
Est-ce que tu penses refaire un voyage en Turquie avec tout ce qu’il se passe en ce moment ?
Évidemment j’ai toujours envie de revoir les amis que j’ai là-bas. Et puis il y a énormément de choses à faire et à voir en Turquie, c’est extrêmement dynamique. Mais mes amis m’ont dit de ne pas revenir pendant un moment. Ils ne me mettaient pas en garde quant à ma sécurité, mais pour me faire comprendre que les Turcs allaient régler leurs problèmes entre eux et que le pays allait se fermer. C’est le message que j’ai eu et il faut le prendre en compte.